« La justice c’est comme la sainte vierge. Si on ne la voit pas de temps en temps, le doute s’installe », selon Noiret et Audiard dans Pile ou Face (1980).

« Justice must not only be done, it must also be seen to be done », selon la Cour Européenne des Droits de l’Homme (Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, n°2689/65).

En d’autres termes, l’impartialité d’une juridiction implique que celle-ci offre au justiciable « des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime ».

Il convient donc, « pour que les tribunaux inspirent au public la confiance indispensable », que des garanties structurelles d’impartialité soient prévues et connues du justiciable (Piersack c. Belgique, 1er octobre 1982, n°8692/79).

L’avocat pénaliste constate en effet quotidiennement que la confiance du justiciable dans l’impartialité de la juridiction chargée d’examiner son affaire est parfois fragile et susceptible d’être ébranlée.

Ainsi telle affaire précédemment examinée par la juridiction serait-elle de nature à influencer sa décision. Ainsi les relations (professionnelles, voire personnelles) réelles ou supposées entre la partie adverse et la juridiction seraient-elles manifestement incompatibles avec un jugement rendu en toute impartialité.

Qu’ils soient fondés ou non, il importe que ces reproches puissent être examinés de manière transparente afin que la décision rendue in fine soit exempte de toute suspicion.

L’article 662 du code de procédure pénale permet ainsi au justiciable qui estime qu'une suspicion légitime pèse sur la juridiction en charge de son affaire de saisir la Cour de cassation d’une demande en ce sens.

Soumise à de très strictes conditions de recevabilité, elle permet à la Chambre criminelle de trancher sur l’existence ou non d’un motif rendant opportun le dépaysement de l’affaire, apportant ainsi au justiciable inquiet une réponse claire et transparente.

Du moins le croit-il.

L’examen des arrêts récemment rendus par la Haute juridiction sur ce fondement permet de constater que la motivation adoptée pour rejeter ou au contraire faire droit à la demande de renvoi est bien plus de nature à entretenir la suspicion du justiciable qu’à la dissiper.

Il arrive certes que la motivation de l’arrêt rendu expose succinctement les circonstances de l’affaire, permettant ainsi de relever que :

  • Le Tribunal correctionnel ne peut rester saisi alors que la plaignante est magistrat à titre temporaire au sein du Tribunal judiciaire concerné (Crim. 4 avril 2024, n°24-81.982) ;
  • Le fait qu’un prévenu ait antérieurement présenté une requête en récusation du juge d’instruction, laquelle a été rejetée, puis déposé plainte contre les gendarmes ayant participé aux investigations, ne fait pas obstacle à ce que le Tribunal correctionnel demeure saisi (Crim. 29 mai 2024, n°24-83.054) ;
  • Le fait qu’une prévenue soit, dans le cadre d’une procédure distincte, opposée à un fonctionnaire de police exerçant les fonctions d’officier du ministère public, ne fait obstacle à ce que le Tribunal correctionnel demeure saisi (Crim. 2 mai 2024, n°24-82.631)

Reste que pour l’essentiel des arrêts rendus en la matière (les très nombreux cas d’irrecevabilité à part), la requête est généralement accueillie ou rejetée sans aucune espèce de motivation, la Cour ayant recours à une formule générale indiquant qu’il « y a lieu, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, de renvoyer l’affaire devant une autre juridiction du même ordre » ou au contraire que les circonstances alléguées (sans précision) « ne sont pas de nature à faire obstacle à ce que la procédure soit poursuivie devant la juridiction saisie ».

Ainsi, entre le 1er janvier 2023 et le 4 juin 2024, 78 arrêts ont été rendus par la Chambre criminelle en matière de suspicion légitime, le fond n’étant cependant examiné que pour 21 d’entre eux (les 57 autres statuant essentiellement sur des questions de recevabilité ou sur des QPC).

Sur 21 arrêts ayant statué sur le bien-fondé d’une requête en suspicion légitime, seuls 3 étaient motivés (cf. ci-dessus).

85% des arrêts sont donc strictement dépourvus de motivation et ont quasi-systématiquement rejeté la requête (17 arrêts de rejet pour 1 arrêt de renvoi).

La question de la suspicion légitime est donc dans l’immense majorité des cas tranchée par un arrêt non motivé contre lequel aucun recours ne peut être exercé, si ce n’est la voie exceptionnelle d’une saisine de la CEDH.

Les arrêts rendus sur le fondement de l’article 665 alinéa 2, c’est-à-dire à la demande du procureur général dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, sont à peine plus clairs.

Lorsqu’elle ne se contente pas « d’adopter les motifs de la requête » ou au contraire d’indiquer « qu’il n’existe pas, en l’espèce, de motifs de renvoi », la Chambre criminelle a pu récemment considérer que :

  • Un juge d’instruction peut rester saisi alors même que la personne mise en cause par plainte avec constitution de partie civile est avocat au barreau de la ville où siège le Tribunal (Crim. 4 juin 2024, n°24-83.155) et même juge d’instruction au même Tribunal (Crim. 29 mai 2024, n°24-83.064), ou si la victime est avocat au barreau de la ville où siège le Tribunal (Crim. 2 mai 2024, n°24-82.628) ;
  • Inversement, un juge d’instruction doit être dessaisi au motif que les personnes mises en cause sont : des enquêteurs travaillant régulièrement avec les magistrats instructeurs de la juridiction (Crim. 22 mai 2024, n°24-82.975), un magistrat ayant exercé les fonctions de président de la Cour d’assises du ressort (Crim. 22 mai 2024, n°24-82.979), un parent de deux juges exerçant dans cette juridiction (Crim. 4 juin 2024, n°24-83.156). De même s’agissant d’une victime avocat au barreau de la ville où siège le Tribunal (Crim. 15 mai 2024, n°24-82.909) ;
  • De manière apparemment tout aussi contradictoire, la jurisprudence récente retient qu’un Tribunal correctionnel ne peut juger un prévenu dont les fonctions l’amènent à être habituellement en relation avec la juridiction (ainsi d’un avocat ancien bâtonnier (n°24-82.630) ou d’un vice-président du conseil des prud’hommes (n°24-82.629)) mais peut connaître d’une affaire impliquant une avocate au barreau local en qualité de plaignante (Crim. 23 avril 2024, n° 24-82.296).

Il en résulte une jurisprudence illisible ne permettant ni aux justiciables ni aux professionnels susceptibles d’être placés dans une situation délicate du fait de leurs fonctions de saisir les critères de la suspicion légitime.

Il est très concrètement impossible pour un justiciable opposé dans le cadre d’une procédure pénale à un professionnel (fonctionnaire de police, expert judiciaire, avocat) en relation habituelle avec la juridiction saisie de savoir si cette situation constitue ou non une violation du principe d’impartialité.

Pire, s’il estime que tel est le cas et qu’il introduit une requête tendant au dépaysement de l’affaire, il risque de se voir opposer une fin de non-recevoir écartant son grief sans une ligne de motivation.

L’effet prévisible d’un tel procédé est évident : le doute est décuplé au lieu d’être dissipé, bien loin de la « confiance indispensable » souhaitée par la CEDH.